Mélanie Richoz

Editions Slatkine / 2023 / 148 pages
Ce journal lui prouve qu’elle n’a pas rêvé : elle a un passé. Elle a existé, parce que jadis elle avait la vie devant elle.
Albina a quatorze ans quand, suite au décès de son père, elle est vendue par son frère à Burim. Cet homme violent ne tarde pas à faire de la jeune fille sa chose, dans une société patriarcale où les traditions archaïques sont encore solidement ancrées. Emmenée loin de son Albanie natale pour vivre en Suisse avec ses beaux-parents, c’est à seize ans qu’elle donnera naissance à leur premier enfant. Quatre suivront rapidement.
Nous vivons aux côtés de la jeune femme son quotidien d’épouse, de belle-fille et de mère. Mais surtout de victime, de faire-valoir. D’esclave des temps modernes. Les coups de plus en plus violents, les viols de son mari alcoolique qui vivote dans la petite délinquance, les humiliations extrêmes de ses beaux-parents, Albina subit. En silence. Parce qu’elle sait que se plaindre aurait des conséquences plus graves encore. Elle respire lorsque Burim s’absente, elle souffle lorsqu’elle se rend à la laverie. Elle se redresse lorsqu’elle fait le ménage chez une vieille dame, ancienne juriste qui va vite comprendre l’ampleur de la situation et pousser Albina à se défendre.
Mais on fait quoi quand on ne sait pas? Ni la langue, ni la culture? Quand notre communauté se tait et encourage la violence? Quand notre fils aîné commence à prendre le relai du père? Quand la seule émotion ressentie d’aussi loin qu’on s’en souvienne n’est que la peur?
Son corps, qui a conçu, porté, accouché, allaité, bercé, protégé et soigné, l’a transformée et projetée dans un monde de monstres. Un monde d’adultes où rien ne vaut la peine, sinon l’amour maternel.
Pour Albina, seuls ses enfants comptent; le reste est si flou, si lointain. Si indistinct qu’il n’existe pas.
Nani. Maman en albanais. Celle qui puise sa force dans l’odeur des cheveux de ses enfants.
Mélanie Richoz, autrice suisse d’une quinzaine de livres, veut « prêter sa plume à Albina, lui prêter sa voix ». Et malgré la violence et l’indicible, elle parvient à insuffler de la lumière à son récit. L’histoire racontée dans Nani est un témoignage recueilli par l’autrice et porté en roman, pour dire l’insoutenable. Pour crever les silences et abattre les murs des foyers derrière lesquels la violence n’a pas de limites. Parce que l’histoire d’Albina est universelle et est celle de toutes ces femmes et de leurs enfants qui sont victimes.
« Car la violence est partout. Surtout dans les familles. »
Merci Mélanie Richoz pour ce roman indispensable, pour donner de la voix à toutes ces femmes.
Comme si chaque détail exige d’être évoqué, revécu, pour se désagréger dans la vase avec les cellules meurtries de ce corps. Son corps. Épuisé, souillé, appartenant plus à sa progéniture et à son mari qu’à elle-même, ce corps nourricier. Objet. Torture. Étranger.
Ce corps déjà mort.
