Le pays des autres

Leïla Slimani

Editions Gallimard / Collection blanche / 2020 / 368 pages

En 1944, Mathilde, une jeune Alsacienne, s’éprend d’Amine Belhaj, un Marocain combattant dans l’armée française. Après la Libération, le couple s’installe au Maroc à Meknès, ville de garnison et de colons. Tandis qu’Amine tente de mettre en valeur un domaine constitué de terres rocailleuses et ingrates, Mathilde se sent vite étouffée par le climat rigoriste du Maroc. Seule et isolée à la ferme avec ses deux enfants, elle souffre de la méfiance qu’elle inspire en tant qu’étrangère et du manque d’argent. Le travail acharné du couple portera-t-il ses fruits? Les dix années que couvre le roman sont aussi celles d’une montée inéluctable des tensions et des violences qui aboutiront en 1956 à l’indépendance de l’ancien protectorat.

Le pays des autres c’est celui du couple mixte formé par Mathilde et Amine. Celui de leurs enfants, Aïsha et Selim. Des colons français qui prennent au Maroc une place qui n’est pas la leur. Des indigènes qui ne se sentent plus chez eux. Mais c’est aussi la France natale de Mathilde qui ne la reconnaît plus comme sienne depuis qu’elle s’est exilée avec son soldat après l’indépendance dans un Maroc en proie aux heurts des premières violences pour l’indépendance à la fin des années 50.

Dans ce premier volet d’une trilogie consacrée à son pays natal et inspirée par l’histoire de sa famille, Leïla Slimani choisit de prendre un virage radical après deux premiers romans qui étaient emprunts d’une écriture aux reflets de lenteur stagnante. C’est ici le départ d’un roman fleuve, d’une fresque familiale duquel émane très clairement le talent de conteuse de son auteure.

On se met à la place de Mathilde, cette alsacienne bourgeoise ancrée dans ses valeurs à la française, qui débarque dans un pays musulman et aride où elle peine à trouver ses marques, à faire sa place de femme, d’épouse, de mère, qui doit freiner ses élans romanesques et ses rêves d’aventure, quitte à s’inventer une vie pour l’écrire à la France. A la place de son mari, un soldat qui s’est battu pour la France, qui revient sur les terres de son père pour lequel il se doit de réussir dans le pays qui l’a vu naître, et qui est embarrassé de cette femme un peu trop émancipée qui l’a séduit en France mais qui détonne au Maroc. A la place de Selma, la sœur cadette un peu trop belle qui ne rêve que de liberté et de modernité. A la place de la petite Aïcha qui navigue entre l’école des français et les jupes des ouvrières de son père en se questionnant sur ce monde en pleine mutation. A celle de toutes ces femmes et ces hommes qui se battent pour une patrie, pour une liberté, chacun à leur manière.

Tandis qu’elle pénétrait dans la maison, qu’elle traversait le salon baigné par le soleil d’hiver, qu’elle faisait porter sa valise dans sa chambre, elle pensa que c’était le doute qui était néfaste, que c’était le choix qui créait de la douleur et qui rongeait les âmes. Maintenant qu’elle était décidée, à présent qu’aucun retour en arrière n’était possible, elle se sentait forte. Forte de ne pas être libre.

Comme dans ses précédents romans, l’écriture de Leïla Slimani est profondément charnelle. Sensuelle. Mathilde et Amine s’aiment de manière passionnelle et intense. Ambivalente. Se déchirant sur leurs différences mais se soutenant dans les heures creuses. La sensualité de l’écriture se ressent jusque dans la violence des rapports entre les hommes et les femmes en cette période de milieu du siècle où les murmures de l’émancipation n’ont pas encore atteint les terres reculées des montagnes marocaines.

Sur le blanc du tissu ressortaient ses mains sombres et ridées, ces mains qui semblaient contenir toute la vie de cette femme, comme un livre sans mots.

L’histoire de cette famille mixte qui tente de trouver sa place est celle d’une tentative de greffe, d’un tâtonnement de l’autre, de la découverte de ses différences et du cheminement que chacun doit entreprendre pour faire une place à la diversité. La greffe de deux religions, deux langues, deux cultures, deux pays… comme celle du citron et de l’orange, qui étonne, surprend, grandit, mais peut-elle vraiment donner naissance au merveilleux ?

Il ferma la porte délicatement et dans le couloir il songea que les fruits du citrange étaient immangeables. Leur pulpe était sèche et leur goût si amer que cela faisait monter les larmes aux yeux. Il pensa qu’il en allait du monde des hommes comme de la botanique. À la fin, une espèce prenait le pas sur l’autre et un jour l’orange aurait raison du citron ou l’inverse et l’arbre redonnerait enfin des fruits comestibles

Ce qui est certain c’est que ces dix années passées par la famille de Mathilde et Amine depuis leur retour au pays dépeignent un Maroc en pleine mutation qui donne l’impression d’avoir envie d’exploser et de crier à la face du monde qu’il arrive. Que ça se passe maintenant. Et je n’ai qu’une hâte, découvrir le second volet de cette trilogie consacré aux années 1970-80, pour retrouver ces personnages en constante évolution et remplis de l’histoire qui nous fait.

Note : 3.5 sur 5.

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