La vie mensongère des adultes

Elena Ferrante

Editions Gallimard / Collection Du monde entier / 2020 / 403 pages

« Deux ans avant qu’il ne quitte la maison, mon père dit à ma mère que j’étais très laide ». Giovanna, fille unique d’un couple de professeurs, vit une enfance heureuse dans les hauteurs de Naples. L’année de ses douze ans, elle surprend une conversation dans laquelle son père la compare à Vittoria, une tante à la réputation maléfique. Bouleversée par ce rapprochement aussi dévalorisant qu’inattendu, Giovanna va chercher à en savoir plus sur cette femme. En fouillant l’appartement, elle déniche de rares photos de jeunesse sur lesquelles son père se tient aux côtés d’une personne mystérieusement recouverte de feutre noir. Elle décide alors d’aller à la rencontre de cette Zia Vittoria habitant les quartiers pauvres de Naples. Dans cette partie de la ville qui lui était inconnue, l’adolescente découvre un autre univers social, une façon d’être plus spontanée. Incitée par sa tante à ouvrir les yeux sur les mensonges et les hypocrisies qui régissent la vie de ses parents, elle voit bientôt tout le vernis du monde des adultes se craqueler. Entre grandes espérances et cuisantes désillusions, Giovanna cherche sa voie en explorant les deux visages de la ville, comme deux aspects de son identité qu’elle tente de concilier.

Dans ce nouveau et huitième roman d’Elena Ferrante, auteure italienne à succès après le phénomène de L’Amie prodigieuse, on suit Giovanna, jeune fille de la classe aisée de Naples, âgée de 12 ans, qui pénètre dans l’adolescence les deux pieds en avant, en proie à de terribles préoccupations depuis ce jour fatidique où son père, ce père qu’elle adorait et admirait, prononce cette phrase terrible qui sonne le glas de son enfance : « Cela n’a rien à voir avec l’adolescence : elle est en train de prendre les traits de Vittoria ».

Vittoria, la tante maudite. Le mauvais côté de la famille. Le mauvais côté de Naples. La laide. La méchante. La pauvre. C’est un bouleversement pour Giovanna, qui, se sentant désavouée, rejetée, est décidée à savoir si elle est véritablement si semblable à la sœur de son père, descend les marches de son piédestal pour découvrir ce pan de sa famille qu’elle ne connaît pas, dans une Naples moins dorée, populaire, crue, où tout semble possible.

C’est alors le temps des œillères qui se lèvent, des vérités qui éclatent, des façades qui s’effritent. Vittoria, personnage explosif, très belle et très laide à la fois, va lui apprendre à voir au-delà des apparences et des convenances, lui permettre de découvrir peu à peu ce qui les réunit, et la femme qu’elle est en train de devenir, malgré elle, puis à s’accepter.

(…) que se passait-il dans le monde des adultes, dans la tête de ces personnes très raisonnables, dans leurs corps pétris de savoir ? Comment était-il possible qu’ils soient parmi les moins fiables des animaux, pire encore que des reptiles ?

Elena Ferrante renoue avec les thèmes rencontrés dans L’Amie prodigieuse, les femmes et leur position, les classes sociales et le désir de s’élever, l’intelligence, la quête de soi sans compromis et avec une clairvoyance hors du commun. L’introspection dont fait preuve son héroïne n’est à nulle autre égale. Cela m’avait déjà frappée lors de la lecture de sa saga, l’auteure a un talent particulier pour fouiller le fond de l’âme, décortiquant chaque émotion, chaque sensation, charnelle ou morale.

Et pourtant un voile noir peut s’abattre à tout instant. C’est une brusque cécité, on ne sait plus mettre les choses à distance, on se cogne partout. Cela concernait-il seulement quelques personnes, ou bien n’importe qui pouvait-il en arriver à ne plus rien y voir, une fois une certaine limite dépassée ? Et était-on davantage dans le vrai lorsque l’on voyait toute chose clairement ou bien lorsque les sentiments les plus puissants et les plus intenses – la haine, l’amour – nous aveuglaient ?

La langue de l’écriture est franche, crue. Elle parle de la turpitude des hommes, des faiblesses des puissants, de la fierté des petits. Elle scrute les corps, le rapport à la beauté, au sexe. Le sexe comme un passage violent, voire humiliant, comme un cap à passer pour en ressortir plus forte et plus libre. L’amour est au service de ces compromissions, jamais l’inverse chez Ferrante.

Comme souvent dans la littérature italienne, le récit fait la part belle à la structure des contes. Comme une quête vers le beau, servie par le bracelet comme un talisman qui lie les femmes, les rend belles ou fortes, offert par la tante comme une bonne fée, ou figurant une malédiction. La marâtre, les belles-sœurs, le prince charmant… on peut retrouver tout au long du livre un champ lexical propre aux fondamentaux du conte, qui ajoute une part d’aboutissement à la recherche d’un bonheur conquis et lucide, d’un affranchissement.

Malgré quelques longueurs – la temporalité est parfois difficile à assimiler – c’est un roman initiatique réussi que nous livre Elena Ferrante, plus actuel que dans son Amie prodigieuse, mais exploitant des thèmes intemporels. La Naples des années 90 est aussi captivante que celle découverte dans ses précédents romans, Naples comme un personnage à part entière, gardant jalousement ses habitants, et ne les libérant qu’au prix de sacrifices infinis.

Le temps de mon adolescence est lent, fait de gros blocs gris ponctués brusquement de reliefs verts, rouges ou violets. Les blocs n’ont pas d’heures, de jours, de mois ni d’années, et les saisons sont incertaines, il fait chaud et froid, il pleut et le soleil brille. (…) D’ailleurs la durée même de la teinte que prenne certaines émotions n’a pas d’importance, celle qui écrit le sait bien. Dès que l’on cherche à mettre des mots dessus, la lenteur se transforme en tourbillon, et les couleurs se mélangent comme des fruits différents dans un robot mixeur. Non seulement « le temps passa » devient une formule vide, mais même des indications comme « un après-midi », « un matin » ou « un soir » ne sont plus que des facilités.

Note : 3.5 sur 5.

Laisser un commentaire


Articles similaires