Sofia Aouine

Editions Le Livre de Poche / La Martinière / 2019 / 208 pages
« Quand je serai grand j’écrirai moi aussi les misérables parce que c’est ce qu’on écrit toujours quand on a quelque chose à dire. »
Momo, 𝘓𝘢 𝘝𝘪𝘦 𝘥𝘦𝘷𝘢𝘯𝘵 𝘴𝘰𝘪
Romain Gary
Certains livres vous procurent des émotions, d’autres vous donnent des frissons. Et puis il y a ceux qui vous balancent des claques.
Ce roman ne vous laisse pas le temps. Il vous happe dès les première pages avec une langue crue, violente. Celle de la rue. De la vraie vie, qui explose à chaque phrase et qui empêche de porter des œillères ou de détourner les yeux. On est immédiatement projeté dans le quartier parisien de Barbès, populaire et rempli d’ailleurs.
C’est le quotidien d’un quartier dont nous parle l’auteure à travers la vie d’Abad, 13 ans, l’âge où on se cherche soi-même en même temps que tout implose, le désir, la fougue, l’envie, la révolte. Loin de son Liban natal, entre un père inexistant ou violent, humilié par l’exil, et une mère retranchée dans un silence sans écho, il ne sait plus comment faire. Comment conjuguer au présent toutes ces émotions? Surtout quand les cartes ont été distribuées de manière à ne pas nous faciliter les choses. Pourtant les cartes on les a dans les mains. Quoi qu’il arrive.
Ma rue raconte l’histoire du monde avec une odeur de poubelles. Elle s’appelle rue Léon, un nom de bon Français avec que des métèques et des visages bruns dedans. C’est mon père qui a choisi qu’on débarque ici. Je me dis souvent que ce vieux doit aimer la misère, comme si c’était la femme de sa vie.
J’ai mis du temps à apprivoiser Abad. Je ressentais sa réticence à se laisser approcher. Renfermé, méfiant, c’est au long du roman que peu à peu sa carapace s’est fêlée, « s’ouvrir dedans » comme il dit. Et puis je ne l’ai plus lâché. Je l’ai suivi dans ses courses, ses injustices et ses passions. A travers sa philosophie de la vie qu’il approche avec ses sens les plus primaires, il nous apprend à découvrir son monde.
Des Abad il y en a plein. Des Gervaise aussi et des Odettes. Et des Batman. Ce livre en parle merveilleusement, sans complaisance ou jugement, juste en nous faisant vivre à leur côtés le temps de quelques pages. Aussi parce que les livres sont là pour nous rappeler les héros ordinaires, pour ne pas les oublier.
J’aime bien les valises. Les valises, c’est toujours des souvenirs de vie. Il y a celles qui ont trop vécu et celles qui vivront demain à vos côtés. Celles avec lesquelles on part, on reste, ou on ne revient jamais. On les bourre, on les transporte, on fait pas attention, on les sort que pour partir en vacances, alors qu’elles, elles ont tout vu de nous : les joies, les malheurs. On ne les calcule plus, on oublie jusqu’à leur existence. Et parfois, on les remplit de vieux souvenirs de ceux qui sont morts. On les cache pour pas être tristes et elles finissent par pourrir dans un coin de la maison, parce que c’est trop dur de les regarder. Mais elles, elles continuent de nous regarder vivre et quand on finit par mourir, elles nous survivent. Mes parents aussi en ont transporté, des bagages. On n’est pas si différents, avec la dame d’ouvrir dedans, au fond. C’est l’histoire de ce pays : on a presque tous, d’où que l’on vienne, d’où qu’on parle, peu importe notre Dieu, une histoire de valises à vivre et à raconter.