Quentin Bordes

Editions Books on Demand / 2022 / 288 pages
Je venais d’avoir 22 ans et j’avais encore tout l’avenir devant moi au dรฉbut de ce rรฉcit. Du moins, c’est ce que l’on m’aurait dit si je n’avais pas vรฉcu ร Mossoul, en Irak, durant une pรฉriode de notre Histoire dont le souvenir restera teintรฉ de larmes et de sang.
Mossoul, janvier 2014. Abou, fils aรฎnรฉ dโune famille de deux enfants, proche de ses parents et jeune universitaire entourรฉ dโamis, a pour ambition dโouvrir son entreprise dans sa ville une fois ses รฉtudes terminรฉes. Se retrouver au cafรฉ, imaginer lโavenir ou stresser pour les examens, parler des jolies filles autour dโune chicha. C’est le quotidien de ces jeunes irakiens, la vie et les rรชves en bandouliรจre. โ
Mais en janvier 2014, cโest aussi la prise de la ville irakienne de Falloujah par des extrรฉmistes sunnites, connus sous le nom dโEtat Islamique en Irak et au Levant. Puis en juin, cโest des alentours de Mossoul que les rรฉseaux sociaux diffusent des images de guerre, d’une violence inouรฏe. Au-delร de lโidรฉologie , cโest la lutte contre le rรฉgime du premier ministre chiite Nouri Al-Maliki qui nourrit les combats. Lโarrivรฉe des extrรฉmistes ร Mossoul est prรฉcรฉdรฉe dโune propagande sans prรฉcรฉdent qui circule viralement par les rรฉseaux sociaux. Vidรฉos montrant des chiites, des chrรฉtiens, des kurdes et des yรฉzidis, sauvagement assassinรฉs au nom dโun Dieu que personne nโidentifie. En raison de l’hystรฉrie crรฉรฉe par ces vidรฉos terrifiantes, les dizaines de milliers de militaires et policiers fuient Mossoul face aux quelques 2000 hommes en noir qui arrivent dans leur ville. ย โ
Une fois le gouvernement en place รฉliminรฉ et la banque centrale totalement pillรฉe, ce sont des promesses telles que la justice sociale, une meilleure redistribution des richesses, une rupture avec la marginalisation et lโoppression incessante que subissait la communautรฉ sunnite qui sont scandรฉes par lโEIIL. Ces discours fรฉdรฉrateurs sont le fond de commerce des djihadistes envers les populations conquises pour les faire adhรฉrer ร leurs idรฉes. Ce nโest quโune fois leur emprise assurรฉe que la barbarie de Daech se rรฉvรจle au grand jour : retour de la charia, esclavage sexuel, torture,ย houdoud (punitions extrรชmes) et exรฉcutions publiques pour ceux qui refusent de se convertir ou nโont pas pu fuir. รcoles fermรฉes ou soumises aux rรจgles des djihadistes, examens ยซ occidentaux ยป brรปlรฉs, femmes brimรฉes et soumises au niqabโฆโ
Cโest ainsi que nous avons appris que Daech relogeait les familles sunnites pauvres dans les maisons des personnes qui avaient fui ร leur arrivรฉe ou qui avaient รฉtรฉ exรฉcutรฉes pour des motifs religieux. Parfois, Daech leur donnait mรชme une somme dโargent pour les aider ร se nourrir et illustrer de maniรจre concrรจte leurs engagements sociaux.
Mais vous ne connaissez certainement que trop bien tout cela. Le gรฉnie de Quentin Bordes cโest de nous raconter une histoire. Celle dโAbou, un adolescent comme les autres. De ses amis, de sa petite sลur et sa maman institutrice, de son pรจre lettrรฉ. De religion sunnite, ils ont dรป subir chaque jour ces hommes en noir qui ont amenรฉ avec eux le rรจgne de la terreur et de lโobscurantisme. Ces Irakiens qui ont dรป attendre de trop longues annรฉes pour retrouver la lumiรจre du jour. Avec des consรฉquences qui changeront leur vie ร jamais. Mais avec le regard quโil pose sur cette histoire, lโauteur nous apprend aussi ร envisager lโรฉtat dโesprit de ces autres. Ceux qui on trouvรฉ une rรฉponse dans la venue de ces hommes en noir. Ceux qui rigolaient avec leurs amis ร la terrasse dโun cafรฉ et qui, quelques mois plus tard, braquaient sur eux lโลil dโun fusil.
Apprenons de ces histoires. Parce quโil en existe tant dโautres. Anne Poiret conclut d’ailleurs sa prรฉface avec cette alerte : « Qu’on le veuille ou non, Mossoul est un peu notre histoire ».
La citรฉ nโรฉtait plus que dรฉcombres et je ne pouvais mโempรชcher de me demander ce quโils รฉtaient rรฉellement venus libรฉrer.
La prรฉface d’Anne Poiret justement – journaliste et rรฉalisatrice spรฉcialiste de la question et qui a rรฉalisรฉ notamment le reportage « Les Enfants de Daech » – est extrรชmement poignante car elle en parle comme d’une plongรฉe intimiste dans les pensรฉes de ces jeunes, de ces femmes et de ces enfants, victimes de multiples maniรจres de la venue des hommes en noir. La fiction permet d’envisager cette rรฉalitรฉ de maniรจre beaucoup plus entiรจre, de retranscrire plus fidรจlement l’intensitรฉ des รฉmotions. Elle dรฉfinit cette urgence de parler, de tรฉmoigner, une fois la ville libรฉrรฉe, comme un fil perdu que Quentin Bordes tisse entre eux et nous.
Je vous laisse dรฉcouvrir le parcours passionnant de lโauteur et les raisons qui lui ont donnรฉ envie d’รฉcrire ce livre. Ce livre magnifique et indispensable, vรฉritable hommage aux victimes de l’obscurantisme aveugle et ร leur courage.โ


Jโai vรฉcu lโenfer sur Terre au nom de principes religieux qui nโont rien ร voir avec la rรฉalitรฉ de lโIslam, ni dโune quelconque religion.
Jโai รฉtรฉ tรฉmoin de la brutalitรฉ et de la perversion dont lโรชtre humain est capable.
Jโai รฉtรฉ tรฉmoin de la force de lโidรฉologie et de la dรฉfaillance de la raison face ร des situations qui rรฉclamaient des rรฉponses complexes et rรฉflรฉchies.
Jโai รฉtรฉ tรฉmoin de la haine viscรฉrale de lโautre, un autre que lโon ne veut pas connaรฎtre mais simplement รฉliminer parce quโil est autre.
Jโai รฉtรฉ tรฉmoin de lโinaction de ceux qui auraient pu nous sauver et de lโopportunisme de ceux qui nous ont tuรฉs.
Jโai รฉtรฉ tรฉmoin des consรฉquences dโune sociรฉtรฉ corrompue et basรฉe sur les rapports de force oรน les communautรฉs ethno-religieuses nโont dโautre choix que de sโopposer.
Jโai รฉtรฉ tรฉmoin de ma propre passivitรฉ, de ma rรฉsignation voire de mon implication face ร des actes inacceptables, mรป par lโinstinct รฉgoรฏste, mais essentiel, de survie, qui nous a tous animรฉs durant ces longues annรฉes de terreur.
Mais jโai รฉgalement รฉtรฉ tรฉmoin de lโincroyable capacitรฉ de rรฉsilience de lโรชtre humain, des bienfaits de lโentraide, de lโimportance des liens affectifs pour surmonter lโinsurmontable et de cette rage de vivre qui nous fait avancer malgrรฉ tout.
