Niklas Natt och Dag

Editions Pocket (Sonatine) / 2020 / 528 pages
1793. Le vent de la Révolution française souffle sur les monarchies du nord. Un an après la mort du roi Gustav III de Suède, la tension est palpable. Rumeurs de conspirations, paranoïa, le pays est en effervescence. C’est dans cette atmosphère irrespirable que Jean Michael Cardell, un vétéran de la guerre russo-suédoise, découvre dans un lac de Stockholm le corps mutilé d’un inconnu. L’enquête est confiée à Cecil Winge, un homme de loi tuberculeux. Celui-ci va bientôt devoir affronter le mal et la corruption qui règnent à tous les échelons de la société suédoise, pour mettre à jour une sombre et terrible réalité.
J’ai eu la chance de lire ce premier roman du suédois Niklas Natt och Dag dans le cadre du Prix Nouvelles Voix du Polar 2020. Il était en compétition dans la sélection polar étranger et présélectionné par les libraires. Je me rends compte que j’aurais pu passer à côté de ce roman et bien mal m’en aurait pris. Quel livre ! Assurément un livre qui compte. Mais à ne pas placer entre toutes les mains.
Les morts sont peut être sans voix, mais ils ont d’autres façons de s’exprimer. Celui qui git là, il est en colère. Je n’ai jamais rien ressenti de semblable. C’est comme si le mortier autour des pierres de ces murs s’effritait.
Ce qui frappe d’emblée quand on ouvre la première page de ce long roman suédois, c’est l’immense travail de recherches historiques effectué par l’auteur pour créer cette fresque monumentale aux multiples références et anecdotes qui nous immerge totalement et sans compromis dans cette époque mouvementée qui sonne le glas d’une monarchie révolue dans plusieurs pays d’Europe et y fait miroiter la lame de la guillotine. On y découvre une société sans pitié, aux abois, se traînant dans la fange des bas-fonds d’une ville sombre et glaciale aux recoins acérés, tentant de survivre à coups de gnôles et de manigances. Les femmes seules sont traquées et condamnées d’avance et l’espoir naissant des rares jeunes gens qui veulent y croire est tué dans l’œuf. Aucune place pour les sentiments, de quelque nature qu’ils soient, la vie humaine se présentant comme une parenthèse crasse et laborieuse, du moins pour la majorité des gens du peuple.
J’ai vu le monde, Monsieur Winge. L’humanité n’est qu’une vermine menteuse, une meute de loups assoiffés de sang qui ne désirent rien tant que de se tailler en pièces les uns les autres dans leur lutte pour la domination. Les esclaves ne valent pas mieux que leurs maîtres, ils sont juste plus faibles. Les innocents ne gardent leur innocence que grâce à leur faiblesse.
Ce roman historico-policier est extrêmement bien construit, en quatre parties distinctes, focalisées sur chaque saison de l’année 1793, qui nous racontent chacune un pan de l’histoire pour se rejoindre autour du crime et s’adaptant à différents narrateurs. On commence ainsi par la rencontre improbable du duo atypique formé par Mickel Cardell, « boudin » déchu, vétéran brut de décoffrage au cœur moins dur qu’il n’y paraît, et Cecil Winge, sorte de procureur érudit et craint par ses pairs, en mal de justice mais atteint du « mal français » qui le tue à petit feu. L’enquête qui les mènera dans les recoins les plus sombres de Stockholm peut débuter. La seconde partie, sous forme de correspondance, nous projette quelques mois en arrière pour remonter le fil des événements et on découvre avec une stupeur (assez frénétique pour ma part) ce que l’humanité recèle de plus abject… jusqu’à la troisième partie qui réussit le tour de force de nous rappeler qu’il existe toujours pire. On y fait la rencontre d’une jeune fille incroyable de courage et de détermination, bien décidée à balayer le destin atroce écrit pour elle. Enfin, dans la quatrième et ultime partie, on retrouve nos compères du début, au cœur de leur enquête, qui nous guideront jusqu’au dénouement final. Magistral. Avec un reflet, timide mais bien là, d’un futur qui pourrait s’offrir une éclaircie…
J’avoue avoir eu du mal par moment à m’y retrouver au milieu des nombreux personnages ou des noms de lieux scandinaves compliqués à retenir. Mais on s’y habitue et le style cru et incisif de l’auteur ne laisse aucune place à la compromission. Prostitution, corruption, sectes, violence et échafauds : c’est trash et assumé. Et c’est aussi ça qui fait qu’on est avide de lire ces pages : est-ce que vraiment il va oser ? est-ce qu’on peut aller encore plus loin ?
Des personnages authentiques, une atmosphère flottant comme une gueule de bois sans fin, une vraie plongée immersive dans la lie de l’humanité, Niklas Natt och Dag nous offre un premier roman comme un coup de maître, dans la lignée du Parfum de Patrick Süskind.
Vous êtes bel et bien un loup, depuis toujours. Un jour, vos dents scintilleront de rouge, et vous saurez alors avec certitude combien j’avais raison.