Ilaria Tuti

Editions Pocket (Robert Laffont) / 2019 / 432 pages
» Les tueurs voient l’enfer que nous avons sous nos pieds, tandis que nous, nous ne voyons que les fleurs… «
Dans les montagnes sauvages du Frioul, en Italie, le commissaire Teresa Battaglia, la soixantaine, la langue acérée et le coeur tendre, est appelée sur les lieux d’un crime pour le moins singulier : un homme a été retrouvé mort, les yeux arrachés. À côté de lui, un épouvantail fabriqué avec du cuivre, de la corde, des branchages… et ses vêtements ensanglantés.
Pour Teresa, spécialiste du profilage, cela ne fait aucun doute : le tueur frappera à nouveau. Elle va devoir rassembler toute son énergie et s’en remettre à son expérience pour traquer cette bête humaine qui rôde dans les bois. Si tant est que sa mémoire ne commence pas à lui faire défaut…
Avec ce premier roman lu dans la sélection du Prix Nouvelles Voix du Polar 2020, c’est une virée immersive dans les montagnes italiennes de la frontière autrichienne que nous propose Ilaria Tuti, sur fond d’enquête sur les traces d’un tueur atypique. Qui est cet homme, a priori inadapté et cruel, vivant seul comme une bête dans les forêts montagneuses ? Qu’est-ce qui l’a poussé à passer à l’acte sur ces victimes qui n’ont pas l’air d’avoir grand chose en commun et pourquoi dérobe-t-il sur leur cadavre ce qui représente leurs sens ? C’est une chasse à l’homme qui débute pour la commissaire Teresa Battaglia, une sacrée bonne femme à la personnalité complexe et acérée, et ses fidèles collègues, malgré les obstacles liés à la nature et à l’attitude de clan des habitants du village, qui cachent de multiples secrets et mensonges enterrés.
Un jour ou l’autre, il faudra que quelqu’un m’explique ce qu’est un monstre, fit-elle. Nous les appelons ainsi mais en attendant, nous sommes incapables de changer de chaîne quand on parle de tueurs semblables aux informations. Car nous savons qu’ils sont en réalité comme nous : des êtres humains. C’est ce qui nous captive, de reconnaître une part d’eux en nous-mêmes.
Une très belle écriture, touchante, qui nous emmène en profondeur dans la psychologie des caractères. Construits avec finesse mais sans concession, on s’immisce dans l’intimité des personnages et on découvre des personnalités complexes et attachantes. C’est, je trouve, la grande qualité de ce roman, dont l’enquête manque pour moi d’un peu de rythme et de tension. Mais les superbes descriptions de l’environnement sauvage – qu’on sent très important et ancré dans la tête de l’auteure – nous permettent de voyager de manière intense et authentique. On voyage aussi dans quelques années en arrière avec les analepses consacrées aux expérimentations d’un pseudo-psychanalyste autrichien sur les nouveaux-nés d’un orphelinat, évocations régulières et lancinantes.
C’est également un bel hommage à sa terre natale que nous offre Ilaria Tuti dans ce premier roman. La montagne, finalement personnage principal et indétrônable, comme un refuge, une source intarissable, qui respire et décide de la vie qui y survit ou qui doit y être sacrifiée.
Les thèmes, poignants, de la perte progressive de ses facultés et des peurs qui en découlent, des effets effrayants et dévastateurs de la privation d’affection sur les nouveaux-nés – dérives expérimentales ayant réellement été menées sur des centaines d’orphelins – sont extrêmement bien exploités et déclenchent une réaction sans appel de notre sensibilité. On s’attache sans réellement s’en rendre compte à cette commissaire un peu bourrue qui lutte dans un combat intérieur sans espoir, et cet enfant, devenu grand, à qui on a volé un volet de sa vie sans lequel il n’a jamais pu se construire. On en vient, en refermant ce roman, à se questionner sur la relativité des concepts de bien et de mal, tout en perdant encore un peu plus foi en la nature humaine, définitivement pervertie.
La vie faisait peur, quand on regardait en face ce qu’elle pouvait être vraiment, mais elle demeurait sacrée, inviolable, une aventure extraordinaire qu’il convenait d’affronter avec le cœur battant à tout rompre et un sentiment d’émerveillement qui ne pouvait s’éteindre, même devant la douleur la plus déchirante.