Buveurs de vent

Franck Bouysse

Editions Albin Michel / 2020 / Pages

Ils sont quatre, nés au Gour Noir, cette vallée coupée du monde, perdue au milieu des montagnes. Ils sont quatre, frères et sœur, soudés par un indéfectible lien. Marc d’abord, qui ne cesse de lire en cachette. Mathieu, qui entend penser les arbres. Mabel, à la beauté sauvage. Et Luc, l’enfant tragique, qui sait parler aux grenouilles, aux cerfs et aux oiseaux, et caresse le rêve d’être un jour l’un des leurs. Tous travaillent, comme leur père, leur grand-père avant eux et la ville entière, pour le propriétaire de la centrale, des carrières et du barrage, Joyce le tyran, l’animal à sang froid…

Comment vous parler des mots de Franck Bouysse… de leur poésie, de leur justesse et de l’impact qu’ils auront sur vous à la minute où vos yeux se poseront sur eux en ouvrant la première page… Mais comment fait-il pour venir nous chercher et nous bouleverser avec juste quelques lettres mises côte à côte, tel le magicien d’une langue trop souvent sous-estimée ? 

C’est l’histoire d’un lieu, la vallée du Gour Noir, qui abrite légendes et travailleurs résignés, au sein d’une nature omniprésente et qui décide du destin des hommes. Mais un homme y dicte sa loi, sans âme et sans vergogne, faisant régner une dictature sans merci, auprès des ouvriers de la centrale électrique, cœur palpitant de la vallée. Et au milieu il y a Marc, un jeune homme au cœur tendre et dont l’amour des livres lui permet de s’évader un peu de cette réalité aride, il y a Mathieu, l’amoureux de la nature et des animaux, qu’il préserve coûte et coûte et quel qu’en soit le prix, lourd à payer parfois, il y a Luc, le petit dernier qui est né trop différent et unique pour être accepté à l’école et parmi les habitants, qui s’invente sa propre réalité, et puis il y a Mabel. Celle qui inspire ses frères, qui ensorcèle et se refuse à plier. Ils grandissent au milieu de parents désabusés et d’un grand-père dont l’intelligence et la force de caractère leur seront décisifs. Leur destin se joue ici. Dans le Gour Noir qui décide qui il garde et qui il relâche.  

Ils s’assirent sous la vaste paupière maçonnée, serrés les uns contre les autres, dessinant à eux quatre l’iris de l’œil d’un cyclope inscrit dans la pupille laiteuse du ciel, toujours en leur royaume, échappant ainsi à une destinée cartographiée de longue date par les adultes. Ils inspiraient fort et buvaient le vent qui montait de la vallée, le recrachant en relents de tempête sous leurs crânes d’enfants.

Roman noir, saga familiale, chronique de société, l’auteur rassemble des styles multiples et divers pour nous emporter dans un tourbillon d’événements qui nous touchent de diverses façons mais toujours avec une volonté de bousculer les conventions. Les caractères affirmés, ou au contraire effacés, des différents personnages proposent une allégorie forte de la nature humaine ou de la sauvagerie qui, toujours, prend le dessus sur les calculs ou les volontés. Un livre extrêmement riche et profond, tant sur le fond que sur la forme.

J’ai été totalement sous le charme de l’écriture de Franck Bouysse dès les premières pages de ce roman, qui est le premier que je lis de lui. Il a une manière de nous attirer dans une atmosphère si envoûtante qu’on ne rêve que d’y retourner. Je me réjouis de découvrir d’autres de ses romans pour comprendre encore un peu mieux sa façon d’écrire qui pour moi ne ressemble à aucune autre.  

La plupart des gens ne savent pas dire le monde, pourquoi ils en font partie, les incompréhensions qui les attristent, alors ils tentent de ramener le monde à eux, de le façonner à leur main, et ils ne savent même pas que c’est le monde qu’ils tiennent, que ça en fait toute la beauté. Que la beauté, c’est précisément ne pas savoir qu’on tient le monde entre les mains.

Note : 4.5 sur 5.

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