Laura Poggioli

Editions L’Iconoclaste / 2022 / 320 pages
Laura Poggioli nous interroge sur nos désirs, nos héritages culturels, familiaux et sur les violences systémiques. À travers une narration intime, elle nous plonge au cœur de la Russie : son rock, ses ombres, son charme brut, et le mystère de ces hommes doux quand ils sont hors de chez eux, violents dès que la porte se referme.
Le 27 juillet 2018, dans leur appartement de la chaussée Altoufievo, district nord-est de Moscou, Krestina, Angelina et Maria Khatchatourian ont tué leur père. A 17, 18 et 19 ans, les trois sœurs ont commis un parricide pour choisir la vie. Pour stopper la violence, les insultes et les coups. Tout plutôt que de continuer à subir les humiliations quotidiennes et la peur qui leur tord le ventre la nuit. Tout plutôt que de finir comme leur mère Aurelia, violée, torturée, rabaissée par sa belle-mère, mise à la porte de chez elle. Ou comme leur frère Serioja, tabassé et ignoré par son propre père.
« 𝘚’𝘪𝘭 𝘵𝘦 𝘣𝘢𝘵, 𝘤’𝘦𝘴𝘵 𝘲𝘶’𝘪𝘭 𝘵’𝘢𝘪𝘮𝘦. »
Ce proverbe russe contient dans ses quelques mots toute l’hypocrisie d’une société qui tolère les violences faites aux femmes, aux filles. Le linge sale se règle en famille, on n’intervient pas dans la manière de gérer son foyer. Aux femmes qui portent plainte, on leur recommande d’obéir ou de partir. Aux proches qui tentent d’aider, ce sont des menaces qui terrorisent. C’est en Occident que les femmes prennent trop de place. Évidemment une partie de la population russe se bat pour faire cesser les violences domestiques, mais quand on sait qu’elles ont été presque totalement dépénalisées en 2017, on se sent perdants d’avance.
L’affaire a pris une dimension cathartique : les défenseurs des filles y ont vu l’occasion de purger des siècles de soumission, de tyrannie et de violences faites aux femmes; leurs détracteurs ont craint, quant à eux, de voir se diluer dans un potentiel acquittement des trois sœurs l’essence même des valeurs patriarcales, autoritaires, mais protectrices des affres de la modernité.
L’histoire des trois sœurs, qui a fait à nouveau résonner en Russie la célèbre pièce de Tchekhov du même nom, est devenue un symbole pour s’élever contre les autorités et les citoyens qui restent indifférents à ce qui se passe derrière les porte closes. Elle questionne le droit des femmes et, espérons-le, permettra de faire bouger les choses. En Russie, contrairement à nos lois occidentales, les procès contre les personnes décédée sont possibles. Mikhail Khatchatourian est donc sous le coup d’une procédure pénale depuis mars 2021 pour plusieurs chefs d’inculpation, dont des actes violents à caractère sexuel.
Laura Poggioli aime la Russie. Elle y porte un attachement très particulier et la force de ce roman est la résonance qu’elle donne à sa propre histoire. Si ses souvenirs personnels prennent parfois un peu trop de place dans le récit qui est parfois pris comme un prétexte pour en parler, son regard sur cette société russe totalitaire qui ne sait pas encore faire autrement. Elle questionne les liens familiaux, les séquelles qu’on porte une vie entière et les capacités de résilience de ces femme mais aussi de ces hommes bercés dans un climat de violence qui n’a jamais été autre.
Mais ce qui se passait dans l’intimité de la pensée était particulièrement difficile à appréhender en Russie, parce qu’on parlait d’un peuple qui avait vu ce territoire sacré violé pendant plus de sept décennies – le totalitarisme étant une violence que nous, qui ne l’avions pas vécu, ne pouvions pas nous représenter.